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«Une histoire tronquée»: Fanny Pigeaud revisite la crise ivoirienne

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«Une histoire tronquée»: Fanny Pigeaud revisite la crise ivoirienne

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Jacques Chirac et Laurent Gbagbo, le 23 janvier 2003, lors du sommet de Linas-Marcoussis (France) dédié à la crise en Côte d’Ivoire.AFP/Patrick Kovarik

C’est une contre-histoire de la crise ivoirienne et des rapports tumultueux entre Paris et Abidjan pendant les années 2000 que raconte Fanny Pigeaud dans son nouvel essai France-Côte d’Ivoire : une histoire tronquée. Journaliste de terrain, l’auteure a couvert plusieurs pays africains pour des médias français. Elle s’est fait connaître en 2011 en publiant Au Cameroun de Paul Biya (Karthala), une enquête cinglante au cœur du régime camerounais, qui avait suscité un vif débat. Dans son nouvel ouvrage, tout aussi décapant, Fanny Pigeaud entend démonter le mécanisme qui a conduit à la guerre ivoirienne, en s’attardant sur le rôle, selon elle, « nocif » des grandes puissances, et en particulier celui de la France qui a encore des intérêts économiques et stratégiques majeurs dans cette ancienne colonie.

RFI: Vous avez intitulé votre essai « France-Côte d’Ivoire : une histoire tronquée ». D’après vous qu’est-ce qui est tronqué ?

Fanny Pigeaud: C’est la vérité qui est tronquée. J’ai essayé de montrer dans mon livre que la France n’est pas intervenue en Côte d’Ivoire pour des motivations humanitaires ou pour sauver le processus démocratique, comme on voudrait nous le faire croire, mais pour protéger ses intérêts dans ce pays en mettant en place un président qui lui soit favorable. La version officielle selon laquelle la France et les Nations unies ont été obligées d’intervenir en Côte d’Ivoire pour soutenir Alassane Ouattara qui avait remporté l’élection présidentielle, et pour faire partir Laurent Gbagbo qui, lui, refusait de reconnaître sa défaite, n’est pas toute la réalité. C’est ce que j’ai découvert en faisant mes recherches et en interrogeant un certain nombre de témoins et d’observateurs.

Quand avez-vous commencé vos recherches ?

J’ai commencé en 2012, alors que j’étais basée en Côte d’Ivoire comme journaliste indépendante. J’écrivais notamment pour Mediapart et Libération. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à travailler sur ce sujet.

Est-ce qu’il y a un événement précis au cours des dernières années qui vous a poussée à vous intéresser de près à la crise ivoirienne ?

Je ne m’étais pas intéressée à la crise ivoirienne à ses débuts, c’est-à-dire au tournant des années 2000, après l’arrivée de Laurent Gbagbo au pouvoir. J’ai, en quelque sorte, pris le train en marche, puis j’ai remonté le fil à l’envers en essayant de comprendre ce qui s’était réellement passé. Ma prise de conscience de l’importance des événements qui se sont déroulés à Abidjan date de 2011. Je me souviens d’avoir été profondément choquée en apprenant que la France et l’ONU étaient en train de bombarder Abidjan. Il y a eu ensuite l’arrestation de Gbagbo le 11 avril 2011 : je suis tombée sur une dépêche de l’Agence France-Presse qui disait « Gbagbo, enfin arrêté ». Le mot « enfin » m’a stupéfiée. Le sentiment de soulagement que cet adverbe exprimait n’était pas, m’a-t-il semblé, à sa place dans une dépêche d’agence. Pour comprendre ce qui était en jeu, il fallait creuser. C’est ce que j’ai fait pendant les deux ans et demi que j’ai consacrés à cette enquête.

Votre livre est en fait un procès en règle du rôle joué par la France dans cette crise ivoirienne. Comment avez-vous travaillé ? Qui avez-vous interrogé ? Quels sont les documents auxquels vous avez eu accès ?

En journaliste, j’ai consulté des dizaines de documents, lu des textes d’universitaires, des articles de presse, épluché les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU sur la Côte d’Ivoire… Il faut savoir qu’une bonne partie des sources documentaires sont facilement accessibles : le livre contient des centaines de références renvoyant à des documents qui sont dans le domaine public. Ce qui manque souvent, c’est le travail de recoupement et d’analyse. L’objectivité, ou plutôt la véracité des faits, en journalisme, est établie par la recherche, le recoupement et l’analyse. Si la question est de savoir si je me suis livrée à ce travail, oui c’est ce que j’ai fait depuis 2012, en vue de publier cette enquête.

Vous procédez en démontant ce que vous décrivez comme des « idées reçues » sur cette crise. Pami elles, le bombardement de la position militaire française à Bouaké en novembre 2004 qui a été perçue comme preuve de la volonté manifeste du président Gbagbo de s’en prendre aux militaires français. A vous lire, c’est une manipulation pour discréditer Laurent Gbagbo. Qu’est-ce qui vous permet de l’affirmer ?

Les circonstances de ce drame restent encore mystérieuses, même si une enquête est en cours. Plusieurs personnalités ont été entendues par la justice française dont des hauts gradés militaires, mais aussi Laurent Gbagbo. En 2004, le gouvernement français a accusé ce dernier d’avoir fait tirer par son aviation sur une position militaire française installée dans un lycée à Bouaké, faisant 9 morts et 38 blessés parmi les soldats français. Il semble aujourd’hui que ce bombardement n’a jamais été ni souhaité ni décidé par Laurent Gbagbo, et qu’il y a eu une manipulation par des officiels français afin de pousser le président ivoirien à la faute et justifier ensuite une intervention militaire contre lui. Devant la juge d’instruction en charge de l’enquête sur cette affaire, un militaire français a parlé de « bavure manipulée ». Il semble que les Sukhoï de l’armée ivoirienne auraient dû lâcher leurs bombes sur une base qui était fermée. Il n’était pas prévu que des soldats aillent s’abriter dans cette base.

Et qu’en est-il de l’affaire Guy-André Kieffer qui a fait couler beaucoup d’encre ?

Il y a deux versions sur la disparition à Abidjan, en avril 2004, de ce journaliste franco-canadien. Les adversaires de Gbagbo accusent des proches de ce dernier. On a ainsi dit que Kieffer avait un rendez-vous avec un beau-frère de Simone Gbagbo le jour de sa disparition. Mais aujourd’hui on constate que si le mystère qui entoure cette affaire n’a pas pu être éclairci entre 2004 et 2011, l’affaire n’a pas avancé non plus depuis avril 2011, date de l’arrivée d’Alassane Ouattara au pouvoir. Plusieurs de ceux qui ont été incriminés dans cette affaire sont pourtant en prison depuis avril 2011 et donc à la disposition de la justice. On peut se demander s’il ne faut pas se pencher aujourd’hui sérieusement sur la version avancée par les proches de Gbagbo qui disent qu’au moment où Guy-André Kieffer a été enlevé, il était en route vers la présidence ivoirienne pour remettre un rapport sur des malversations dans le secteur du cacao. Secteur qu’il connaissait très bien et dans lequel des acteurs de tous bords, ivoiriens et non ivoiriens, étaient impliqués.

Vous présentez Laurent Gbagbo comme un homme qui n’était soutenu par aucun réseau et qui a fait les frais des ambitions politiques françaises. N’est-ce pas une vision un peu simpliste ?

Mes recherches m’ont conduite à penser que Gbagbo n’est pas un homme qui aime la guerre. Face au conflit déclenché en 2002 par la rébellion des Forces nouvelles, il a toujours essayé de préserver un semblant de paix. Ses adversaires l’ont accusé de ne pas appliquer les différents accords de paix signés pendant les années de crise, alors qu’il a en réalité cédé à leurs demandes, en permettant, par exemple, à Ouattara d’être candidat à la présidence. Et cela, malgré l’opposition de ses partisans et de certains de ses collaborateurs. Du point de vue des Français, Gbagbo avait le tort d’être socialiste et d’être arrivé au pouvoir sans passer par les réseaux franco-africains. Le patronat français s’inquiétait aussi de voir les entreprises de l’Hexagone perdre leurs positions privilégiées au profit des Chinois. Même si Gbagbo maitrisait très bien le jeu politique ivoirien et français, il n’a pas réussi à instaurer le rapport d’égal à égal qu’il souhaitait avec la France.

Pourquoi n’a-t-il pas réussi ?

Parce que les pressions étaient trop grandes. En Afrique, la France a toujours une très forte influence. Cela lui permet de tenir ses anciennes colonies qui peuvent difficilement contester ses diktats. Elle a aussi les moyens d’influencer l’ONU grâce à son statut de membre permanent au Conseil de sécurité. On l’a vu avec l’adoption de la résolution 1975 en mars 2011 qui a conduit l’ONU et la France à faire la guerre en Côte d’Ivoire : la France a fait adopter et a violé cette résolution sans être un seul moment inquiétée. Laurent Gbagbo a de son côté essayé de jouer sur plusieurs tableaux, en donnant par exemple des contrats à des entreprises françaises. Il a donné beaucoup de gages espérant avoir la paix en contrepartie, mais cela n’a pas suffi. Est-ce parce qu’il ne baissait pas les yeux devant le maître, comme me l’a dit un intellectuel que j’ai interrogé ?

A quel moment la décision de pousser Laurent Gbagbo vers la sortie, a-t-elle été prise ?

Très tôt après l’élection présidentielle de 2000. Les discours, les prises de position du nouveau président ont gêné. Il paraissait peu contrôlable. Il a par exemple remis en cause l’attribution à Bouygues du contrat de construction d’un troisième pont à Abidjan. Plus grave encore, ses ministres ont évoqué la possibilité de fermer la base militaire française installée en Côte d’Ivoire depuis l’indépendance. D’autres critiquaient le système de la zone franc et du franc CFA. Cinquante ans après les indépendances, l’histoire coloniale continue de peser lourdement sur les rapports entre la France et l’Afrique francophone. Tout cela est de l’ordre du réflexe, intériorisé par les officiels français. Je m’en suis rendu compte en lisant, notamment, un certain nombre de documents officiels français où on utilise encore le terme « métropole » pour désigner la France !

La droite française a très vite tiré à boulets rouges sur Gbagbo. On comprend moins bien pourquoi les socialistes dont l’ancien président a été longtemps proche, ne l’ont jamais réellement défendu ?

Je crois que les hommes politiques de gauche comme ceux de droite n’ont pas apprécié que Gbagbo leur parle d’égal à égal. Il y a eu en outre une telle propagande médiatique contre lui en France qu’il était sans doute difficile pour les socialistes français de le défendre face à l’opinion publique convaincue de son double jeu. Mais il apparaît aussi assez nettement que le pouvoir français, qu’il soit issu de la droite ou de la gauche, suit toujours la même politique vis-à-vis des anciennes colonies africaines de la France : seule compte la protection des intérêts économiques et militaires français.

Gbagbo n’a-t-il pas, lui-même commis des erreurs ?

Une de ses erreurs les plus importantes a été son renoncement à obtenir le désarmement des Forces nouvelles, la rébellion alliée à Ouattara. Or, les Forces nouvelles contrôlaient toujours 60% du territoire au moment de l’élection présidentielle : à cause de leur présence et de leurs armes, le vote ne pouvait évidemment pas s’y dérouler correctement. Gbagbo ne s’est pas non plus toujours bien entouré et n’a pas construit un réseau à l’image de celui de ses adversaires. Cela lui a coûté cher : faute d’appuis solides, il a perdu le soutien de l’Union africaine, qui après avoir pris le parti de Alassane Ouattara avait fini par pencher de son côté. L’Union africaine l’a précisément lâché après une rencontre de Jacob Zuma avec Sarkozy à Paris en mars 2011. Mais à ce moment-là, tout était déjà joué : la guerre était en préparation en Côte d’Ivoire pour faire tomber Gbagbo. Dans le livre, je donne le détail du déroulement de cette guerre et des éléments sur le rôle majeur que la France a joué dedans.

Attardons-nous encore un instant sur les erreurs de Laurent Gbagbo. Vous n’évoquez pas du tout le rôle de son entourage, notamment celui de son épouse qui a été accusée par la presse d’avoir été la Lady Macbeth de Laurent Gbagbo. Qu’en pensez-vous ?

Je rappelle mon objectif de départ : comprendre pourquoi un contentieux électoral a conduit la France et l’ONU à effectuer des bombardements sur une capitale, ce qui n’était jamais arrivé nulle part ailleurs. Pour cela, j’ai donc remonté le fil de l’histoire, j’ai tenté de dépasser les idées reçues, les partis pris, les caricatures et je me suis attachée aux faits. Le résultat auquel je suis arrivée montre que ces faits vont à contre-courant de l’histoire que l’on nous a racontée. Le portrait de Gbagbo que la majorité de la presse a véhiculé ne correspond pas à ce que j’ai découvert. Il serait sans doute utile d’enquêter sur les sources, sur ce qui a alimenté ce portrait de l’ancien président et de sa femme. Je donne quelques pistes sur cette question dans le livre. A propos du cas de Simone Gbagbo qui vous intéresse : elle n’a eu qu’un rôle très mineur dans les événements et l’influence sur son mari qu’on lui a attribué ne correspond pas, là non plus, à la réalité. Un seul exemple : elle faisait partie de ceux qui s’opposaient aux accords « de paix » imposés par la communauté internationale à Gbagbo au cours des années 2000. Or, ce dernier les a quasiment tous acceptés et signés. Il faut peut-être s’interroger sur la quasi obsession qu’ont eue une partie des journalistes pour quelques personnalités, et se demander si elle n’a pas empêché la compréhension des événements.

Votre vision de Gbagbo semble plutôt angélique. Fin stratège, l’ancien président ivoirien, n’a-t-il pas, à son tour, instrumentalisé le ressentiment anti-français de son camp pour retarder l’échéance de l’élection présidentielle de 2005 ?

Le résultat de mes recherches ne montre pas que Gbagbo ait été « fin stratège » comme vous le dîtes. S’il l’avait été, il ne serait probablement pas aujourd’hui dans une cellule à La Haye. Dans le livre, je donne le détail des événements qui ont empêché l’organisation de la présidentielle en 2005. Gbagbo n’a pas eu besoin d’instrumentaliser un ressentiment anti-français : les Français n’ont-ils pas, pendant toutes ces années, provoqué et alimenté eux-mêmes ce ressentiment avec, par exemple, les événements de novembre 2004 au cours desquels l’armée française a tiré depuis l’hôtel Ivoire et tué plusieurs dizaines de jeunes Ivoiriens non armés ?

Vous critiquez aussi l’ONU dans cette affaire. En quoi l’organisation internationale était-elle sortie de son rôle d’arbitre ?

Le représentant spécial de l’ONU en Côte d’Ivoire, Young-Jin Choi, s’est laissé instrumentaliser. Il est allé au-delà de son mandat en donnant le nom de celui qui était, selon lui, le vainqueur de l’élection. Or, il n’avait pas à dire qui était vainqueur ou non. Il devait simplement dire si l’élection s’était oui ou non déroulée dans des conditions acceptables. Ce n’était bien sûr pas le cas : il y a eu des irrégularités dans le Nord où, les Forces nouvelles n’ayant pas été désarmées, le vote n’a pas pu se dérouler normalement. En discutant avec des diplomates occidentaux non français, je me suis rendu compte que pour ces derniers il fallait un vainqueur à tout prix : ils pensaient que c’était le seul moyen pour en finir avec la longue crise ouverte en 2002 par les Forces nouvelles. Peu importait la manière dont l’élection s’était déroulée !

Vous laissez entendre dans votre ouvrage qu’Alassane Ouattara a été mêlé à la terreur semées dans le pays par les Forces nouvelles. Est-ce qu’on pourrait imaginer qu’un jour il soit entendu par la justice internationale au titre des violations commises par son camp ?

C’est à la justice internationale de le décider. Pour l’instant, elle ne semble pas vouloir le faire. Ouattara a évidemment une part de responsabilité dans la crise de toutes ces dernières années, et en particulier dans le massacre de centaines de personnes à Duékoué, commis par ses troupes fin mars 2011. Des ONG ont documenté les faits, mais la justice internationale n’a encore émis aucun mandat contre les acteurs de ces tueries sans précédent. La Cour pénale internationale (CPI) s’est bornée jusqu’ici à inculper Gbagbo et à obtenir son transfert à La Haye, ainsi que celui d’un de ses proches, Charles Blé Goudé, du Congrès des jeunes patriotes. La justice internationale ne donne pas l’impression d’être impartiale. Il ne faut pas oublier que la CPI est en partie financée par la France.

En conclusion de votre essai, vous écrivez que « l’ingérence par la force de la France a compromis l’avenir de la Côte d’Ivoire ». Pourtant, sur le terrain, depuis l’arrivée au pouvoir d’Ouattara, le pays semble avoir renoué avec la croissance économique et sa vitalité culturelle d’antan. Il y a incontestablement un mieux-être.

Les chiffres de l’économie sont officiellement bons, les avis le sont moins. La situation reste précaire, d’autant que la guerre a laissé sur le terrain des dizaines de milliers d’armes qui circulent dans les mains des ex-combattants pro-Ouattara. Une partie d’entre eux seulement a été intégrée dans l’armée régulière. Beaucoup d’autres sont frustrés, comme les anciens membres du « Commando invisible » qui a combattu à Abidjan pour Ouattara. Certains seraient prêts à reprendre les armes si on le leur demandait. Il y a aussi des tensions au sein même du pouvoir. Pendant ce temps, des centaines de présumés « pro-Gbagbo » sont en prison depuis 2011 sans avoir été jugés. Il y a un ensemble d’indicateurs qui montre que l’avenir est inquiétant.

 

 

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